Voir avec les doigts
Natacha Pugnet, septembre 2019
Résidence à la Poudrerie Royale de Saint-Chamas (13) avec Voyons Voir
Pablo Garcia s’intéresse particulièrement aux lieux et paysages marqués par les conflits entre nations – par la Grande Guerre particulièrement. Partant, la proposition qui lui a été faite de résider au sein de l’ancienne Poudrerie Royale (1670-1974) devait s’avérer stimulante. Autrefois site industriel destiné à la production de poudre noire puis d’explosifs, celle-ci est devenue un parc doté d’une végétation par endroits luxuriante, un espace dit « naturel » comportant même une réserve ornithologique, tout en conservant certains vestiges de son ancienne et longue activité.
S’il est féru d’Histoire, Pablo Garcia préfère travailler non à partir de documents mais à partir de son expérience propre. Connaître ne suffit pas, il lui faut arpenter le terrain, examiner le sol, repérer des éléments signifiants quoique souvent peu spectaculaires, effectuer des relevés, les isoler afin d’en extraire certaines données, lesquelles seront alors transposées en des dessins, reliefs et sculptures. Ainsi, des fragments de réalité, traces d’un passé chargé de sens deviennent le point de départ d’une suite d’opérations en laquelle se constitue l’œuvre.
Si la pratique de l’artiste entretient un lien avec l’in situ, le résultat n’en conserve souvent que des signes relativement ténus. Les procédures adoptées pour les Reliefs terrestres l’expliquent : les dessins réalisés à partir des éléments repérés donnent lieu à des découpes linéaires puis à leur assemblage en un bas-relief en médium, lequel est en la circonstance agrandi et traduit en acier. Ainsi, le relief en deux parties visible sur la construction destinée à l’observation des oiseaux – un ancien transformateur électrique – a pour origine un élément peu remarquable en lui-même, quoique curieux, à savoir une tige métallique rouillée supportant un morceau de mur en béton, assortie d’un tendeur de câbles. Le traitement chromatique antinaturaliste fait encore davantage oublier leur origine et leur fonction ou usage. Peu identifiables, apparaissant à première vue comme des éléments décoratifs, ils entretiennent pourtant un lien direct avec leur référent. Une fois installée, cette œuvre agira à la manière d’un signal.
Les réalisations exposées au musée municipal Paul Lafran procèdent d’un semblable esprit. Titrés avec humour Monuments, un ensemble de petites sculptures aux couleurs vives, groupées sur un unique support, entretient une double relation avec la poudrerie. Chaque unité résulte de l’assemblage de chutes de médium, vestiges de précédents Reliefs terrestres élaborés à partir de relevés effectués sur le site industriel. Or le remploi de matériaux lors des différentes transformations de ce dernier fut effectif jusque dans les années 1950, du moins est-ce ce qui a été rapporté à l’artiste. Plus évidemment, ces dérisoires constructions répondent à la réunion quelque peu anarchique de différents monuments aux morts sur l’esplanade Charles de Gaulle, visibles à l’entrée du parc de la poudrerie.
Conçu comme une sorte de carnet de notes, le film d’animation vient quant à lui reconstituer, par superposition et augmentation, l’espace d’une partie du site. Un curieux paysage se forme dans lequel la végétation accueille des vestiges semblant aujourd’hui incongrus. L’artificialité des couleurs n’interdit pas d’y reconnaître un endroit précis, situé à proximité de l’observatoire où est installé le relief d’acier coloré.
Enfin, l’attention portée par Pablo Garcia à la topographie de lieux chargés d’histoire s’incarne dans Géographie de la guerre, une sculpture placée à l’entrée du musée. Scannant en 3D un élément en fonte, trouvé au fort de Douaumont, à Verdun, l’artiste en produit un agrandissement. Grâce au jeu d’échelle, les traces d’impact qu’a enregistrées le métal deviennent surface vallonnée, suggérant quelque étendue naturelle. Par ses dimensions, le volume s’apparente à une maquette, évoquant les « plans-reliefs » – ces cartographies en relief d’endroits stratégiques qui furent imaginés par Louvois, ministre de la guerre de Louis XIV et utilisées par Vauban. La découpe hexagonale de l’objet sculptural, elle, vient des jeux de société du type War Games, faisant écho aux combats simulés en toute quiétude entre amateurs de « jeux de guerres ». La configuration qui résulte de ces croisements reste cependant énigmatique, la couleur grise la tirant de surcroît vers l’abstraction.
Voir avec les doigts : le titre de l’exposition choisi par Pablo Garcia insiste sur la dimension manuelle et tactile de sa pratique. Pour autant, l’ensemble de sa production répond à un double mouvement d’appropriation et de mise à distance. S’il s’empare de traces d’événements tragiques, c’est pour les soumettre à un traitement qui en « camoufle » cette dimension sous une apparence riante. Derrière la vie retrouvée du parc de la poudrerie subsistent bien les signes d’un passé plus sombre. Comme dans les travaux de Pablo Garcia, passé et présent s’y entremêlent.